Foie Gras Non Alcoolique et Eau du Robinet

Il y a t-il une date prévue pour une étude clinique à grande échelle destinée à (in)valider les résultats des études préliminaires actuelles, et clore le débat?

Note 1: De part la complexité du sujet, cet article ne peut être que long et minutieux. A ce titre, il illustre bien l’expression « the devil is in the details » (le diable est dans les détails).

Note 2: Dans la suite de cet article nous utiliserons l’ appellation anglaise, la NAFLD (Non Fatty Alcoholic Fatty Liver Disease) plutôt que le FGNA ( Foie Gras Non Alcoolique ), car les 2 appellations sont utilisées indifféremment en France.

Les mots de foie gras et alcool, peuvent évoquer les périodes festives, cependant le terme de Foie Gras Non Alcoolique désigne une toute autre réalité. Il semblerait que le foie de certains occidentaux puisse stocker de la graisse, et ceci sans gavage ni abus d’alcool.

La NAFLD est apparue sur le devant de la scène au début du 21ème siècle et est en passe de devenir une maladie non-transmissible endémique, de rayonnement planétaire . Le tableau dans la colonne de gauche présente un aperçu global des prévalences nationales.

Prévalence de la NAFLD aux États-Unis et en France

  • 30% de  la population adulte des États-Unis,  selon les statistiques effectués sur un échantillon de 6000 des participants de la cohorte NHANES (National Health and Nutrition Examination Survey) [2].
  • 18,2% de la population adulte française, dont 36,2% chez les hommes de 68-78 ans, selon l’Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale (INSERM), qui, avec la cohorte « Constances », a suivi 200 000 volontaires depuis 2013 [3].

NAFLD : presque un adulte français sur 5! Mais quels en sont donc les symptômes?

En fait, la NAFLD est une maladie silencieuse, c’est une simple stéatose hépatique avec une accumulation de triglycérides dans les cellules du foie. Elle n’a pas de symptômes précis, et on pourrait alors se demander à quoi bon s’en préoccuper? Le problème de la NAFLD tient dans le fait que bien que réversible jusqu’à un certain point, elle peut dégénérer en stéato-hépatite non alcoolique (NASH), puis fibrose hépatique, puis en cirrhose du foie. (Voir diagramme dans colonne de gauche)

Quelles sont les causes de la NAFLD?

La NAFLD est associée à l’augmentation récente de l’incidence du diabète, de l’obésité et du syndrome métabolique [1], soit 79,7% des obèses et 63% des diabétiques.

Elle est aussi parfois surnommée « la maladie du soda », parce que l’habitude de boire du soda, riche en sirop de glucose-fructose  à base de maïs, ou encore High-Fructose-Corn-Syrup, est une cause possible d’engraissement du foie. (Note: Ce sirop est rajouté par l’industrie alimentaire à un grand nombre de boissons gazeuses et sucreries car il est une matière première moins onéreuse que le sucre.)

Cependant, il semblerait qu’une autre cause potentielle de la NAFLD ait été maintenant pointée du doigt :
  l’EAU DU ROBINET !

Le problème de l’eau du robinet

En effet, en 2012, le professeur de biologie moléculaire de l’université de Caen, Gilles-Éric Séralini publiait avec ses collègues un article dans le journal scientifique « Food and Chemical Toxicology » qui allait faire beaucoup de bruit [4].

Pour expliquer le contexte de cette recherche, il faut rappeler que les impacts à long terme des produits phytosanitaires sur les animaux d’élevage nous sont inconnus pour deux raisons, la première est que ces animaux sont abattus très jeunes, trop jeunes pour avoir le temps de développer des maladies à long terme, la seconde est que l’industrie agro-alimentaire ne juge pas nécessaire d’organiser des études scientifiques sur les effets à long terme.

Et à l’heure actuelle, les organismes de réglementation aux États-Unis et en Europe ne fixent des limites de sécurité pour l’exposition aux produits phytosanitaires que sur la base des données des études de toxicité fournies par l’industrie phytosanitaire sur les animaux de laboratoire.

Le produit dans le collimateur de l’équipe Séralini était le Roundup, un désherbant de la compagnie Monsanto, dont le principe actif est le glyphosate. Cet herbicide est utilisé à très grande échelle depuis la mise sur le marché des céréales OGM « Roundup Ready » qui sont modifiées génétiquement pour lui être résistantes . En Europe, ces céréales sont classifiées comme impropres à la consommation humaine , mais propres à celle du bétail. De plus, de par leur mode de culture sous Roundup, elles sont susceptibles de présenter des taux résiduels de Roundup importants.

2012 – Le coup de pied dans la fourmilière

( Ou au choix  « le coup de pied dans le nid de frelons»  (Guardian, 2014) )

Pour contourner l’écueil du court terme, le professeur Séralini et son équipe avaient testé l’impact du désherbant Roundup sur des rats de laboratoire, de race « Sprague-Dawley » sur une période de deux ans. Deux ans de test sur ces rats permettaient de mesurer l’impact à long terme sur leur santé, parce que cette durée correspondait à leur espérance de vie.

A contre-courant des tests de toxicité des fabriquants, l’équipe Seralini avait aussi choisi de tester directement le Roundup sur l’alimentation et l’eau des rats plutôt que de tester uniquement son principe actif le glyphosate sans ses additifs.

Dans cet article, nous laisserons de côté les rats nourris avec du maïs NK603 OGM avec ou sans Roundup et nous nous concentrerons sur les trois groupes de 20 rats (sur un total de dix groupes) qui étaient exposés à de l’eau de boisson supplémentée avec du Roundup , mais nourris avec une alimentation saine, issue de méthodes agricoles biologiques.

Leur eau contenait :

  • 1er groupe-              0,01 ppb de Roundup, soit  0.05μg/L de Glyphosate,
  • 2ème groupe-          0.09% de R (400 mg/kg Glyphosate )
  • 3ème groupe-          0.5% de R (2.25 g/L Glyphosate)


La teneur en glyphosate de l’eau du 1er groupe correspondait à une teneur d’eau du robinet acceptable, selon les normes européennes en vigueur (voir normes dans tableau colonne de gauche), et avait déclenché des symptômes pathologiques identiques aux deux concentrations plus élevées. L’équipe Séralini émettait alors l’hypothèse d’un seuil de déclenchement des pathologies au dessus duquel les effets demeuraient les mêmes, et concluait:

« Il était auparavant connu que la consommation de Glyphosate dans l’eau au-dessus des limites autorisées peut provoquer une insuffisance hépatique et rénale. Les résultats de l’étude présentée ici indiquent clairement que des niveaux inférieurs de formulations d’herbicide agricole Glyphosate complet, à des concentrations bien inférieures aux limites de sécurité officiellement fixées, peuvent induire de graves troubles hormono-dépendants mammaires, hépatiques et rénaux »

Traduit de Séralini et al. [4]

L’ensemble de leurs résultats sur les rats ont suscité un tollé dans le monde scientifique, dans les lobbies agro-alimentaires, et dans les institutions internationales.

Par la suite, l’ »affaire Séralini » s’est déroulée en multiples épisodes plus ou moins rocambolesques avec rétraction de son étude par le journal, puis re-publication dans un autre [5], lettres ouvertes et pétitions de scientifiques d’opinions contraires.

Une des principales critiques tenait à l’usage des rats de race Sprague-Dawley, des rats pourtant utilisés pour leur aptitude à générer des tumeurs facilement, à la fois par les études Monsanto, et par les études oncologiques en général. En effet, ces rats développèrent beaucoup de tumeurs, et des tumeurs de grande taille, certaines pesant 25% du poids du rat. Mais le nombre de tumeurs en lui même est hors sujet. Ce qui compte c’est la différence entre le nombre de tumeurs des deux groupes test & témoin.

Une autre critique était la taille trop petite des échantillons, 10 rats mâles et 10 rats femelles par groupe. Mais en statistiques, même si l’échantillon est petit, il peut être suffisant pour dégager un résultat qui a une signification statistique. Par exemple, le groupe de 10 rats femelles buvant de l’eau additionnée de Roundup présenta 80% de tumeurs en opposition avec 30% chez les femelles du groupe contrôle, ce résultat est statistiquement significatif. Voir l’article de Paul Deheuvels, le statisticien de l’Académie Française des Sciences, qui explique pourquoi la force statistique de l’étude de Séralini est suffisante.

2004 – Retour en arrière – La genèse de l’affaire Séralini

En 2004, une étude sur une exposition courte de 90 jours au maïs NK603 OGM « Roundup-Ready » avait été publiée par Monsanto, avec une conclusion favorable quant à son innocuité [6].

Les données de cette étude avaient été générées dans les laboratoires de Monsanto, puis soumises aux régulateurs de l’Union Européenne dans le cadre du processus d’approbation du maïs NK603 OGM en Europe.

Par la suite en 2009, une équipe du CRIIGEN (Comité de Recherche et d’Information Indépendantes sur le Génie Génétique) avait récupéré sous ordonnance de tribunal les données brutes de l’étude, en les obtenant du Conseil suédois de l’Agriculture. Contrairement à la première lecture, leur relecture avait interprété les données comme des signes précoces potentiels de toxicité hépatique et rénale [7].

2015, 2016 – Nouveau développement au Royaume Uni

En 2015, l’équipe du Dr Robin Mesnage de l’Université de King’s College à Londres avait  obtenu et exploité la banque de prélèvements de tissus des rats de l’étude Séralini.

Cette équipe s’était concentrée uniquement sur les tissus des 10 rats femelles qui avaient bu de l’eau avec une teneur de glyphosate de 0.05μg/L, (soit une dose normale d’eau du robinet) et sur ceux du groupe témoin de contrôle de 10 femelles avec de l’eau pure.

En deux publications en 2015[8] et 2016[9], cette équipe utilisa des méthodes à la pointe du progrès, les méthodes multiomiques qui combinent les analyses de génome, protéome, transcriptome, épigenome, and microbiome .

Ses conclusions étaient les suivantes: tout d’abord, plus de 4000 gènes sur 25 000 gènes dans le foie et reins étaient impactés par le Roundup, et ensuite :

« Dans l’ensemble, les perturbations du métabolome et du protéome ont montré un chevauchement substantiel avec les biomarqueurs de la stéatose hépatique non alcoolique et sa progression vers la stéato-hépatite et confirment ainsi un dysfonctionnement hépatique résultant d’une exposition chronique à des doses ultra-faibles de Glyphosate. »

Traduit de Mesnage et al.[9]

Cela signifie que les tissus prélevés sur les rats qui buvaient de l’eau contenant du Roundup en concentration dans les normes européennes pour une eau potable commençaient à montrer les signes de la NASH, qui est une étape avancée de la NAFLD.

2019 – La riposte de l’industrie phytosanitaire

Mais il fallut attendre 2019 pour que finalement une étude s’aventure à tester le Roundup (plutôt que le glyphosate), avec le même maïs NK603 OGM, et ceci sur une période de 2 ans (au lieu de 6 semaines). Cette étude du professeur Pablo Steinberg et ses collègues, appelée G-TwYST était la réponse de l’industrie phytosanitaire à l’étude Séralini [10].

Malheureusement, l’étude G-TwYST ne testa pas le cas de figure qui nous intéresse: l’addition d’une dose de Roundup à l’eau de boisson, en parallèle avec une alimentation sans pesticides ni OGMs.
Donc l’impact délétère sur le foie d’une concentration de Roundup dans les normes européennes pour l’eau potable, impact suggéré par les études Séralini & Mesnage, demeure à ce jour sans démenti .

Et à titre d’information générale, il est à noter que l’étude G-TwYST ne reproduisait pas exactement toutes les conditions de l’étude Séralini. Les autres principales différences étaient les suivantes :

  • Les rats choisis, de la race Wistar Han, sont moins sensibles aux substances provoquant des tumeurs que les rats Sprague-Dawley de l’étude Seralini.
  • Outre le maïs moulu, l’alimentation se composait principalement d’autres ingrédients d’origine végétale, non issus de culture biologique et pouvant donc contenir des pesticides y compris pour le groupe de rats de contrôle, supposé recevoir une alimentation sans pesticides.  Par exemple, les tourteaux de soja pour animaux sont notoirement OGM « Roundup-Ready » donc contaminés par du Roundup.
  • L’équipe G-TwYST documentait les traces d’OGM dans la nourriture des rats de contrôle mais pas les traces de pesticides.

L’étude G-TwYST concluait alors qu’il n’y avait pas de toxicité chronique du maïs NK603 OGM « Roundup Ready » chez les rats Wistar Han, et ceci malgré des résultats intermédiaires du style:

« La mortalité était significativement augmentée chez les rats mâles nourris avec 33% NK603 + régime Roundup par rapport au groupe de contrôle et était lié à l’augmentation du nombre de décès dus à une néoplasie hypophysaire (12 rats mâles ont reçu le régime témoin contre 17 rats mâles nourris avec le régime 33% NK603 + Roundup), la plus commune cause de décès dans tous les groupes, y compris les témoins. »

Traduit de Steinberg et al.[10]

À ce jour, l’étude G-TwYST est la seule réponse à l’hypothèse testée par les équipes Séralini et Mesnage sur le Roundup et le maïs GMO. Ayant délibérément choisi d’écarter le test du Roundup dans l’eau de boisson, elle ne peut pas clore le débat sur cette question.

À présent, aucune recherche n’a encore (in)validé l’hypothèse qu’une concentration de Roundup dans l’eau du robinet respectant les normes européennes ( 0.05 μ g/L de glyphosate) est une cause de NAFLD pour les rats.

En conclusion, la science a déjà identifié plusieurs causes différentes de la NAFLD .
Une concentration de Roundup dans l’eau du robinet respectant les normes européennes ( 0.05 μ g/L de glyphosate) peut-elle être elle aussi à rajouter à la liste des causes du foie gras non alcoolique chez les rats?
Le mystère demeure entier.
Cette hypothèse étant suggérée par des études préliminaires, les institutions et l’industrie phytosanitaire se doivent d’apporter les preuves du contraire pour respecter le principe de précaution entériné lors du sommet de Rio de 1992 [14].
Les résultats de tests à grande échelle chez les rats devront ensuite permettre de tirer des conclusions chez l’être humain.

Contenu préconisé des tests à grande échelle:
-Le glyphosate, principe actif du Roundup doit être testé avec ses adjuvants, et non séparément,
– Le glyphosate étant un perturbateur endocrinien, ses tests devront comprendre des dosages d’hormones,
– Les études sur animaux devront couvrir leur longueur de vie, et l’impact sur les fœtus.

Textes cités

[1]. Sherif, Z. A. et al. Global Epidemiology of Nonalcoholic Fatty Liver Disease and Perspectives on US Minority Populations. Dig Dis Sci 61, 1214–1225 (2016).

 [2] Michael H Le,  (2017), Prevalence of non-alcoholic fatty liver disease and risk factors for advanced fibrosis and mortality in the United States , Plos-One

 [3] Oumarou Nabi   , Karine Lacombe , Jérôme Boursier et al.,(2020), Prevalence and Risk Factors of Nonalcoholic Fatty Liver Disease and Advanced Fibrosis in General Population: the French Nationwide NASH-CO Study , Gastroenterology 159(2):791-793.e2. doi: 10.1053/j.gastro.2020.04.048. Epub 2020 May 4.

[4] Séralini G-E, Clair E, Mesnage R, Gress S, Defarge N, Malatesta M et al (2012) Withdrawn: long term toxicity of a Roundup herbicide and a Roundup-tolerant genetically modified maize. Food Chem Toxicol 50:4221–4231

 [5] Séralini et al.: Republished study: long-term toxicity of a Roundup herbicide and a Roundup-tolerant genetically modified maize. Environmental Sciences Europe 2014 :14.

[6] Hammond B, Dudek R, Lemen J, Nemeth M (2004) Results of a 13 week safety assurance study with rats fed grain from glyphosate tolerant corn. Food Chem Toxicol 42:1003–1014

[7] de Vendômois JS, Roullier F, Cellier D, Séralini G-E (2009) A comparison of the effects of Three GM corn varieties on mammalian health. Int J Biol Sci. 5(7):706–726

[8] Robin Mesnage et al., (2015),”Transcriptome profile analysis reflects rat liver and kidney damage following chronic ultra-low dose Roundup exposure” Environmental Health volume 14, Article number: 70 (2015)

[9] Robin Mesnage et al., (2015),”Multiomics reveal non-alcoholic fatty liver disease in rats following chronic exposure to an ultra-low dose of Roundup herbicide”, Nature.com, Scientific Reports | 7:39328 | DOI: 10.1038/srep39

[10] Steinberg et al. (2019), “Lack of adverse effects in subchronic and chronic toxicity/carcinogenicity studies on the glyphosate-resistant genetically modified maize NK603 in Wistar Han RCC rats”, Archives of Toxicology,  volume 93, pages1095–1139

[11] Sherif, Z. A. et al. Global Epidemiology of Nonalcoholic Fatty Liver Disease and Perspectives on US Minority Populations. Dig Dis Sci 61, 1214–1225 (2016).

[12] Journal officiel des Communautés européennes. DIRECTIVE 98/83/CE DU CONSEIL du 3 novembre 1998 relative à la qualité des eaux destinées à la consommation humaine, https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:31998L0083&from=en

 [13] U.S. EPA National Primary Drinking Water Regulations, https://www.gvsu.edu/cms4/asset/E1327343-09F0-03FF-AA9032F47AD1EB9C/standards.pdf

[14] Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement principes de gestion des forêts, sommet planete terre [archive], Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement, Rio de Janeiro, Brésil 3-14 juin 1992 (Consulté le 30 mars 2020)